L’emplacement du rucher conditionne grandement le développement des futures colonies. Santé des abeilles, niveau de production, besoins en nourrissement et stress divers sont étroitement liés avec l’environnement proche. Certains apiculteurs n’hésitent pas à affirmer que l’emplacement c’est 70% de l’apiculture. Rien que çà !
Dans un précédent article nous avions abordé les critères et outils d’aide à la décision pour choisir un nouvel emplacement pour le rucher. Dans les lignes qui suivent nous allons mener une analyse détaillée sur des emplacements de rucher existants. Pour illustrer le sujet je vais m’appuyer sur un cas réel que nous avons étudié cet été. Il se passe à l’Ile de Minorque dans les Baléares et concerne quatre ruchers de la façade est de l’ile.
L’histoire démarre au cours de l’été 2020. A cette période nous avons constaté des surchauffes régulières dans l’un des ruchers. Les alertes de l’application Mellisphera sautaient très régulièrement et pour un grand nombre de ruches.
Il faut noter que lorsque le couvain atteint 38°C il est soumis à un stress considérable. Les abeilles font leur possible pour refroidir l’enceinte en allant chercher de l’eau et en faisant “la barbe”.
La durée de l’épisode tout comme sa fréquence ont un impact sur la colonie et en particulier sur le développement du couvain. Des expérimentations de laboratoire ont montré qu’un couvain qui est élevé dans une enceinte isotherme à 38°C ne réussit à éclore aucune abeille. A 37°C le taux de naissances est autour de 40%. Alors que pour 35 et 36°C le taux d’éclosion de 100%.
Il faut prendre ces résultats avec soin et ne pas oublier que ces expériences ont été conduites à température constante. Dans la vraie vie la température varia au cours de la journée et de la semaine. Toutefois on peut considérer ces expériences en laboratoire comme des cas extrêmes.
Dans notre cas pratique à Minorque, la situation est clairement illustrée par le tableau ci-dessous : En comparant ce rucher avec trois autres ruchers du même secteur, nous constatons clairement que le taux d’incidence des surchauffes est de loin le plus élevé sur le rucher de Lliberto.
Paradoxalement ce rucher est le plus abrité des quatre. Il est exposé à l’ouest, à flanc d’un coteau orienté nord-sud. En conséquence, l’été le soleil n’y rayonne pas avant 11h du matin ! Et pourtant, c’est lui qui présente les alertes de surchauffe du couvain les plus importantes ! 🤷♂️
Ces constatations nous ont incité à creuser l’analyse pour mieux comprendre la situation. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il sera utile d’introduire les trois ruchers : Lliberto, Rafal et Na Xenxa pour bien comprendre les caractéristiques de leurs emplacements.
Présentation des trois ruchers
Les trois ruchers Lliberto, Rafal et Na Xenxa se trouvent à moins de 20km à vol d’oiseau l’un de l’autre. Le climat et le paysage peuvent alors être considérés comme identiques. Leurs écarts de comportement peuvent alors être majoritairement associés aux conditions locales de l’emplacement.
Lliberto est un rucher situé sur le flanc ouest d’un coteau exposé nord-sud, sur un ancien chemin. Il est entouré de végétation ligneuse assez dense (oliviers et autres variétés d’arbres) en dessous et au dessus de l’emplacement.
Rafal est exposé plein sud sur un léger promontoire. Le soleil le rejoint au petit matin jusqu’à la tombée du jour. La végétation est relativement basse et l’emplacement assez dégagé.
Na Xenxa est placé dans une ancienne carrière de marès, la pierre calcaire qui anciennement servait à construire toutes les maisons de l’ile. Il est donc enfoncé d’environ 3 mètres par rapport à la surface des champs voisins. Entouré aussi d’arbres, il voit le soleil en milieu de matinée.
Analyse comparative des trois emplacements
A partir de ces constatations nous avons initié une étude pour comprendre les raisons de ces surchauffes. Et surtout comprendre pourquoi les emplacements des autres ruchers étaient moins impactés que Lliberto.
Tous ces ruchers sont équipés de capteurs internes (qui ont révélé les surchauffes du couvain) mais aussi externes. Ce sont ces mesures de température ambiante relevée en continu au fil de la saison qui nous permettront d’éclaircir ce mystère.
Températures maximales du rucher
Tout d’abord nous avons analysé les températures maximales journalières du rucher. Lliberto dispose de deux ruches connectées avec des balances qui relèvent également la température ambiante. On voit bien sur les courbes (orange et bleue) que malgré leur écart respectif lié à la position de chaque ruche, elles sont souvent plus élevées que celles des deux autres ruchers (vert et rouge).
Sur ce graphique on constate également un deuxième phénomène : Le rucher Rafal, qui est de loin le plus exposé au soleil, du matin au soir, présente aussi les températures minimales !
Un rucher pleinement exposé au soleil de l’été subit une température ambiante moins forte que ceux qui sont censés être à l’abri ? On ne s’y attendait pas !
On continue à explorer …
Profil de température selon la météo
Nous avons regardé ensuite le détail de chaque journée. Ici trois journées consécutives les 2, 3 et 4 Août. Elles ont la caractéristique d’avoir des ensoleillements différents. Le premier jour avec du soleil et les deux autres sous les nuages.
A ce stade on commence à constater un phénomène intéressant. Selon l’emplacement du rucher il y a une différence entre les jours avec soleil et les jours sans. Non pas au niveau des maximales, cela est normal, mais au niveau des distributions.
Avec soleil, Rafal commence très tôt le matin mais chute rapidement l’après midi. Alors que Lliberto démarre aussi vite pour monter bien plus haut et descendre bien plus tard.
Les jours sans soleil Lliberto démarre carrément plus tôt que Rafal et atteint également des maximales plus hautes.
Températures sur la journée
En allant regarder en détail un jour ensoleillé, voici le résultat. A 6h du matin Rafal est monté à 35°C alors que les autres doivent attendre 10h. Par contre Rafal ne montera pas plus haut et descendra dès 14h. Lliberto et Na Xenxa monteront à presque 40°C et ce, 5 heures durant, de 12 à 17h.
A ce niveau on se rend compte de l’étendue du problème. Les alertes avaient montré le franchissement du seuil à 38°C au sein de la colonie. A la vue de ces courbes, on comprend aussi que ce niveau de surchauffe du couvain est subi pendant plusieurs heures.
L’explication du phénomène se trouve dans l’environnement. Les ruchers à l’abri sont également ceux qui ont le moins de circulation d’air. Aussi ceux qui ont un environnement qui stocke la chaleur et la restitue petit à petit tout au long de la journée.
Rafal se trouve sur le dos d’un vallon avec une légère pente de chaque côté. Même si le soleil frappe du matin au soir le relief favorise la circulation de l’air.
Lliberto est à flanc de coteau, avec une grande masse d’arbres en contrebas et au dessus. Cette masse stocke la chaleur et la libère tout au long de la journée, même par temps couvert. L’abri du coteau limite également les courants d’air et la masse d’air stagnant se chauffe durablement.
Na Xenxa se trouve dans une ancienne carrière, un peu enfoncée dans le calcaire et à l’abri des arbres. Une fois de plus cette configuration favorise le stockage d’énergie par l’environnement du rucher et le libère petit à petit.
Leçons apprises sur l’emplacement du rucher
Avec cette analyse nous avons appris que parfois la réalité peut s’avérer assez contre-intuitive. Les ruchers au soleil peuvent mieux gérer la température que ceux que l’on croyait plus abrités. L’environnement proche du rucher joue un rôle essentiel dans la circulation de l’air et la restitution de la chaleur par le milieu.
Nous étions loin d’imaginer cela avant de mesurer le comportement des colonies. Les alertes envoyées par le système ont permis d’identifier la problématique et d’évaluer les paramètres influents. La comparaison croisée avec d’autres ruchers a également été d’une grande aide et offre des perspectives intéressantes sur comment évaluer un site et la disposition optimale de l’emplacement du rucher.
Remerciements
Un grand merci à Bernat CARDONA, Président de l’association d’apiculteurs de Minorque ainsi que à Victor BORRAS, tous les deux apiculteurs attentifs sans qui ce travail n’aurait pas vu le jour.